Discours de réception de Jean-Louis Vaudoyer

Le 22 juin 1950

Jean-Louis VAUDOYER

M. Jean-Louis VAUDOYER, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Edmond JALOUX, y est venu prendre séance le jeudi 22 juin 1950 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Je vous remercie du fond du cœur de l’honneur merveilleux que vous m’accordez en m’accueillant aujourd’hui parmi vous. Mon émotion est grande ! Aussi, permettez-moi, pour m’assister, pour me secourir, d’évoquer une Ombre chère et familière : elle ne saurait être, en ce moment, bien éloignée de ces lieux.

Cette Ombre tutélaire est celle de l’architecte dont je porte le nom, et auquel fut confié, au début du siècle dernier, le soin d’aménager, pour y accueillir le jeune Institut de France, le vieux Collège des Quatre-Nations.

Ainsi la chapelle de ce collège fut-elle métamorphosée par beauté et sans aucun confort, ne permet point du tout, hélas ! de se représenter ni même de soupçonner la noble ordonnance de l’édifice original, chef-d’œuvre de Louis Le Vau.

Toutefois, si l’architecte responsable a délibérément déguisé ce chef-d’œuvre, il l’a — je voudrais qu’on ne l’ignorât point — scrupuleusement respecté. Derrière cet « habillage » de bois et de plâtre, sous cette fausse coupole au galbe sans élan, pas une pierre, pas une sculpture n’a été touchée. Dans l’intégrité de ses formes et de sa décoration premières, la chapelle du XVIIe siècle, invisible et présente, existe toujours. Au-dessus de nos têtes, la vraie coupole est là, hardiment portée par un haut et harmonieux « tambour » à l’italienne, frère de ceux des Invalides et du Val-de-Grâce, ses contemporains. De vastes fenêtres l’éclairent et de larges pilastres couronnés d’acanthes le rythment, taillés dans une jolie pierre blond doré que, dans le secret de la solitude, le ciel de Paris vient fidèlement cajoler.

Si l’on songe, Messieurs, à l’âge vénérable de votre Compagnie, la tradition des séances publiques, sous cette coupole, est relativement récente. Ce fut le 6 mai 1807 que l’on inaugura la présente salle. Elle venait tout juste d’être achevée.

Depuis lors, et jusqu’à ce jour, l’Académie française s’est réunie deux cent soixante-dix fois ici pour y accueillir de nouveaux élus. La liste de ces élus, le dernier en date de ces nouveaux l’a consultée. Elle est riche de très grands, et très glorieux noms. Leur éclat a de quoi intimider jusqu’à l’étourdissement. Cependant, de l’une à l’autre de ces fulgurantes planètes, erre une voie lactée plus ou moins diffuse qui ne brille souvent que par reflet ; de sorte que, si elle légitime la fierté, la lecture de cette liste invite en même temps à la modestie.

D’autre part, Messieurs, lorsqu’un écrivain de ma génération obtient de votre indulgence l’insigne faveur d’être admis ici, il le sait – et sa mission est de le dire – il n’y serait sans doute point venu si, parmi ses contemporains, de plus dignes n’avaient pas prématurément cessé de vivre.

Depuis plus de trente ans, depuis la première guerre, les hommes de mon âge sont indissolublement unis à de jeunes Ombres immolées. Leur mémoire est dans nos cœurs un dépôt sacré. Depuis plus de trente ans, un survivant est ici-bas, un remplaçant. De l’année 1914 à l’année 1918, nous ne l’avons pas oublié, plus d’un demi millier d’écrivains français donnent leur vie pour que la France vive. De cette héroïque légion, les uns – des enfants — sont partis en emportant le secret à jamais celé de leur talent, qui sait ? de leur génie ; d’autres laissaient des livres qui permettent de mesurer l’étendue de leur sacrifice et le prix démesuré, hélas ! que ce sacrifice a coûté. Messieurs, les lauriers que vous nous décernez perce que nous ne sommes pas morts, c’est à ces morts-là que nous les dédions : à Émile Despax, à Alain Fournier, à André du Fresnois, à nos compagnons de départ, de début, à nos compagnons du matin, — et, entre nous, à l’auteur d’Eurydice deux fois perdue, à Paul Drouot, qui est ici, aujourd’hui, comme il y fût déjà hier, en cette même place, lorsqu’un autre survivant, à travers notre passé l’y appelait.

« … Ce monde où vous n’êtes plus, Paul Drouot, qu’en penseriez-vous à présent ? Les hommes sont travaillés par un obscur remords de leur vertu ; il n’y a partout que ruines et décombres. Les grandes idées dans lesquelles nous avons cru se lézardent et s’effritent. Si vous étiez encore parmi nous, nous donneriez-vous le conseil de croire encore en elles ? Sensible comme vous l’étiez, supporteriez-vous sans désespoir le spectacle de ce monde qui se couche pour dormir, comme une bête fatiguée ? Mais vous avez eu confiance dans la Poésie immortelle et la Poésie immortelle peut encore sauver les enfants des hommes... Dans les derniers mois de votre vie, vous aviez retrouvé la foi de votre enfance. Cela rend moins affreuse la pensée de votre mort. Mourir en sachant dans quels bras on pense se réveiller vaut mieux que de vivre dans la négation de ce réveil. Si votre destinée rayonne à ce point au-dessus de nous, n’est-ce pas aussi à cause de cela ?... Nous ne savons pas, Paul, ce que l’avenir nous réserve ; donnez-nous, par l’exemple de votre vie et par le conseil de votre œuvre, le courage de croire toujours dans cette réalité supérieure dont la croyance vous a accordé la force de vous réaliser entièrement, dans votre vie et dans votre mort !... »

Qui donc, par ma voix, s’adresse ainsi à Paul Drouot ? — Edmond Jaloux lui-même qui ne m’en veut certainement pas, là où il m’écoute d’avoir prononcé avant le sien, mais tout contre le sien, le nom bien-aimé de l’ami qu’il a désormais rejoint.

*

* *

Messieurs, vous m’avez accordé le très grand et très mélancolique privilège de succéder dans votre Compagnie à un écrivain auquel m’a lié, pendant presque un demi-siècle, une affection fraternelle. Parviendrai-je à ne point donner à l’éloge de mon prédécesseur une couleur parfois trop confidentielle, un accent trop intime ? Je ferai mienne la plainte de Montaigne pleurant Étienne de la Boëtie : « Il loge encore en moi si entier et si vif que je ne le puis croire ni si lourdement enterré, ni si entièrement éloigné de notre commerce. »

Edmond Jaloux naquit à Marseille, le 18 juin 1878, au cœur de la cité, 169, rue du Paradis. C’est à Marseille et dans la campagne marseillaise que, enfant, adolescent, jeune homme et homme, il a presque continûment vécu. Quand, au demain de la mort de sa mère, il s’éloigna de Marseille pour n’y plus guère revenir, Jaloux avait quarante-six ans : « Il n’y a qu’une ville au monde qui soit pour ainsi dire attachée à notre chair — a-t-il écrit — celle où pendant longtemps rien ni personne ne nous a été étranger. »

Cependant si le double berceau de sa race intégralement provençal, il n’est pas intégralement marseillais. Par sa mère, Edmond Jaloux appartenait à de vieilles familles aixoises et sisteronaises ; c’est-à-dire des Provençaux de souche ou de résidence terriennes, non moins ardents et non moins impressionnables que les Provençaux du littoral, « mais souvent graves, recueillis, repliés sur eux-mêmes, adonnés aux rêves et aux hautes pensées. » Cette Provence-là est celle de Vauvenargues, dont un arrière-petit-neveu était le cousin de Mme Jules Jaloux, celle aussi d’Elémir Bourges, qui fut l’un des premiers maîtres de notre ami, le plus proche, peut-être, de son esprit et de son cœur.

La faculté de goûter, de voir de la vie réelle ce qui est récréation et spectacle, Jaloux la doit à la veine paternelle ; le don de pénétrer au-delà des apparences dans le royaume des illusions, la hantise de l’invisible, le don d’imagination, le don de poésie, il le tient de sa mère. Et c’est par sa mère que ce fils unique devait être entièrement élevé.

De constitution fragile — jamais Edmond Jaloux ne fut un être tout à fait bien portant —, à peine s’il passa par le lycée. Il éprouvait « le plus profond éloignement » pour ce qu’on y voulait lui enseigner. C’est tout seul et guidé par un instant magique, singulièrement précoce, qu’il choisit sa nourriture intellectuelle. Ses livres d’élection, à treize ans, sont les Contes fantastiques d’Hoffmann, les Contes extraordinaires d’Edgar Poe. Ces deux livres lui ouvrirent « le monde chatoyant, divers et miraculeux de la poésie. » « Toute ma vie — lit-on dans un de ses derniers ouvrages — je n’ai pas épuisé l’incantation sombre et dorée qui s’élève de certaines phrases de la Maison Uster, de Ligiea, de Morella… » La même année, en 1891, il découvre, par hasard, dans un périodique local où ils sont cités (pour y être raillés) les écrivains symbolistes. D’abord stupéfait, bientôt séduit, l’enfant vide sa maigre bourse pour acheter Vers et Prose de Mallarmé, le choix de Poésies de Verlaine. Déjà sa sensibilité spirituelle a la vertu d’une pierre de touche, d’une baguette de sourcier. Sa vocation — dirai-je sa carrière ? — de prospecteur, est déjà virtuellement commencée.

Bientôt, s’ouvre l’ère des grandes lectures. Jaloux parlait parfois d’un « printemps extraordinaire » (il n’avait pas quinze ans) où il dévora en trois mois les Tragiques Grecs, Shakespeare, Balzac, Dickens, Dostoïewsky, le roman contemporain, tant français qu’étranger… Plusieurs bibliothèques ! Alors, par les livres, il prend la connaissance de l’homme ; alors aussi il décide qu’il ne sera jamais qu’un écrivain.

Mais cette folle fièvre de lecture a épuisé ce petit garçon exalté, faible et délicat. Le voici alité, malade, près d’une mère éplorée. Il n’est plus question de lycée ; et il ne sera jamais question d’examens, de baccalauréats. Pendant six années, il va mener une existence de valétudinaire ; nomade d’esprit, mais sédentaire de corps, claustré au fond d’une chambre aux fenêtres toujours fermées, jamais dehors après le coucher du soleil. « Jusqu’à vingt ans, — disait-il en souriant — je n’ai pas su ce.que c’était qu’un dîner en ville, un théâtre, une salle de concerts » ; et, cela va sans dire, jusqu’à vingt ans aussi, pas un voyage, sinon ceux auxquels le convie irrésistiblement « le songe ardent et vain des livres… »

Cependant il passait cinq mois, chaque année, hors de la ville, entre Marseille et Aix, c’est-à-dire dans l’un des plus harmonieux paysages d’ici-bas. Paul Cézanne aimait à répéter : « Je veux faire du Poussin d’après nature... » Poussin ? Comment ne pas songer à l’eurythmie de ses compositions devant les nobles sommets qui cadencent l’horizon provençal ; qui lui imposent son style héroïque ? Ces mélodieuses étendues, où ce qui passe ne se différencie point de ce qui demeure, possèdent un pouvoir de transfiguration lyrique. D’âge en âge, ce pouvoir, la Grèce l’a délégué à l’Italie, l’Italie à la Provence ; Théocrite à Virgile, Virgile à Mistral…

Du printemps à l’automne l’adolescent allait donc vivre dans l’une ou l’autre de ces très simples mais très belles maisons aux crépis d’or et de rouille que l’on appelle là-bas des « campagnes ». D’épais remparts de platanes les protègent ; leurs jardins, à demi civilisés, à demi sauvages, sont souvent jonchés de statues, de bassins, de fontaines, et des verdures, éternelles les pavoisent ; celles des arbres de la Fable antique ; les arbres consacrés aux dieux : le cyprès de Perséphone, le pin de Cybèle, l’olivier de Minerve, le laurier d’Apollon. Là, le jeune contemplateur s’éprit pour toujours de l’automne et de la nuit, et donna une âme aux plantes et aux animaux.

Toute sa vie, les « campagnes » de son enfance constelleront les contes et les romans d’Edmond Jaloux.

Astreint à un emploi modeste dans un bureau du port, le père était absent tout le jour. Tête-à-tête et cœur à cœur, la mère et le fils se lient alors profondément. Ils ont des entretiens à perte de vue ; de longues lectures communes : « Mes rêves, mes goûts réels, si précis déjà — c’est Jaloux qui parle — mon ambition de devenir un poète, mes mélancolies, je dévoilai tout cela à ma mère avec ce bonheur que l’on éprouve à sortir enfin de cette immense solitude morale qu’est l’enfance... Elle discutait avec moi de ces problèmes et de tant d’autres, tandis que les feuilles commençaient de prendre ces couleurs et ces émaux qu’elles n’ont nulle part avec tant d’éclat que dans ces terres du Sud. »

Les aspirations indistinctes qui flottaient dans ses songes, la mère les communiqua mystérieusement au fils. Elle lui confiait son trésor intime. Lorsque ce trésor lui apparut, dévoilé, dans les premiers livres de son enfant, à peine si elle osa le reconnaître ; mais elle se sentit, elle se sut exaucée.

C’était une femme petite, toujours austèrement vêtue de noir, sans le moindre soupçon de coquetterie, qui parlait peu et à voix basse, soucieuse de passer inaperçue. Seule l’intensité presque intimidante du regard de Mme Jaloux trahissait l’intensité de la vie intérieure. Derrière le léger pince-nez cerclé de métal blanc, les yeux magnifiques, où l’iris avait le même noir taciturne que la prunelle, fascinaient comme des « pierres charmées ». Lorsque ces yeux se posaient sur Edmond, l’amour, l’adoration qu’ils exprimaient étaient indiciblement émouvants.

Cependant, dès l’âge de douze ans, Messieurs, votre futur confrère s’était enhardi à écrire. Enfermé avec les maîtres dont les livres surpeuplaient sa petite chambre, l’adolescent s’astreignit patiemment, humblement à une vie d’apprenti. Il apprit son métier comme un artisan, comme un ouvrier. Lentement, il fit son miel, considérant comme des exercices les pages et les pages qu’il accumulait et dont quelques-unes seulement virent le jour, lorsqu’il publia — il avait seize ans — une mince plaquette de vers : Une Âme d’Automne.

Cette plaquette ingénument symboliste, le poète débutant en fit hommage aux poètes sortis du rang qui l’avaient inspirée. Bientôt, le cœur battant d’émotion, le jeune Edmond eut entre les mains une lettre de Mallarmé, des lettres de Francis Viélé-Griffin, d’Henry de Régnier, de Rémy de Gourmont, de Marcel Schwob. Dès lors, entre Marseille et Paris, des relations épistolaires s’établirent, et lorsque l’un de ces correspondants descendait dans le Midi, il rendait visite à ce jeune confrère, au flanc du rocher qui porte Notre-Dame de la Garde, dans le petit logis de la rue des Tonneliers qui, pendant cinq ou six ans, fut, à Marseille, un véritable cénacle, un « lieu où souffle l’esprit. »

Le don de sympathie que possédait Edmond Jaloux s’est exercé de très bonne heure. Presque chaque jour, à la fin de l’après-midi, se réunissaient autour de lui des jeunes gens « fiers d’être — selon l’un d’eux — des intellectuels dans une ville qui ne respectait que l’argent et le commerce ». Par sa précoce maturité d’esprit, par l’étendue, la sûreté et la qualité de sa culture, Jaloux exerçait sur ces jeunes gens un ascendant plus ou moins secret... Hélas ! la plupart ont aujourd’hui cessé de vivre : Gilbert de Voisins et Joachim Gasquet, Emmanuel Signoret et Albert Erlande, Lucien Rolmer et Joseph d’Arbaud. Survivant de ce petit groupe, l’exquis Francis de Miomandre évoque en ces termes celui qui l’animait : « Déjà mordu par une curiosité universelle, Edmond était prêt à se pencher sur toutes les âmes, à lire tous les livres, à comprendre les techniques de tous les arts, à goûter l’essence de tous les paysages... Il écoutait toutes les confidences, et, par une mystérieuse réciprocité, les attirait sans même avoir à les demander. Il voulait tout apprendre, tout savoir. Déjà considérable, cette érudition, qui nous éblouissait, allait devenir quelques années plus tard la fondation et la pierre angulaire de la magnifique œuvre de critique dont le monde entier lui reconnaît la maîtrise... »

« Le monde entier !... » Messieurs, je me représente ici le sourire de défense, doucement ironique, de notre ami ! — Jaloux était si peu enclin, sur le plan temporel, « à croire que c’était arrivé » ! « Le monde entier », pour lui, à cette époque, était un monde tout idéal, beau d’être insaisissable « un monde de rosée... »

Rêver sa vie,

Vivre ses rêves…

Cette devise, qui fut celle de Paul Arène — autre Provençal — aurait pu être aussi la sienne.

Loyalement, Edmond Jaloux tenta de se soustraire aux envoûtements du songe. Parmi ses romans d’apprentissage, qui ne sont qu’effusions romanesques, mirages de sentiments, il rédigea de sang-froid, à vingt ans, un roman strictement objectif : les naturalistes Sangsues, sombre et morne histoire d’héritages, qui se déroule à ras de terre, dans la prose et dans la médiocrité. Ce livre est d’ailleurs un modèle du genre, et montre le bon et consciencieux « peintre de la Réalité » que Jaloux aurait pu être... Mais sa route le portait vers un autre destin.

L’idée qu’il se fait alors de son art, il l’a exprimée beaucoup plus tard. Toutefois, la définition vaut pour ses premiers livres : « La littérature — pense-t-il — n’a pas pour objet de copier la vie. Elle doit au contraire prouver que la vie que nous menons n’est pas la seule, qu’elle comporte d’autres interprétations, d’autres possibilités ».

Deux romans : Le Jeune Homme au Masque et Le Reste est Silence préludent à ces « interprétations ». Le premier est une transposition poétique, une peinture nostalgiquement ornementée de la vie telle qu’elle devrait être ; le second accepte la vie quotidienne, la vie telle qu’elle est. Ce sont ici encore, à peu de chose près, les personnages des Sangsues, mais vus à la fois en transparence et en profondeur, baignés dans une phosphorescence émanée de l’âme, et qui a son foyer au-delà de l’univers sensible. Pour leur auteur, ces deux livres sont des possibilités d’évasion. D’une part, évasion sensualiste par l’art, par le décor ; d’autre part, évasion spirituelle vers ces régions de la « lumière intérieure » dont parle Joubert : « Pour y arriver, il faut passer par les nuages ; les uns s’arrêtent là, mais d’autres savent passer outre... »

L’ambition d’Edmond Jaloux, désormais, sera d’acquérir ce savoir suprême, d’atteindre ces hautes altitudes.

Le succès qu’obtint tout de suite Le Reste est Silence valut à son auteur un prix littéraire, décerné par un jury féminin : le prix de la Vie Heureuse. Cela se passait en 1909, époque où, en effet, la vie pouvait être dite « heureuse ». Depuis ce prix a changé de nom.

Grâce aux quelques milliers de francs de ce prix, grâce aux gains qu’il tira des articles que demandèrent au lauréat journaux et revues, Jaloux, dont jusque-là l’existence matérielle avait été plutôt précaire (jamais, d’ailleurs, il ne devait rouler sur l’or), put parfois quitter Marseille. On le vit à Paris, où, le monde des lettres et des arts, et dans le monde tout court, il noua, masculines et féminines, d’étroites et profondes amitiés. Jaloux fut un chevalier, un parangon de l’Amitié. Il extériorisait peu ses sentiments ; mais son fameux « calme imperturbable » était moins une défense contre les autres que contre lui-même. Certes cette amitié ne se cachait pas ; mais, comme une flamme qui brûle en plein soleil, elle se révélait par sa chaleur, non par son éclat.

Déjà, dans ce temps-là, nous étions, lui et moi, presque de vieilles connaissances ; avant pris contact par ses premiers livres, qu’il adressait à la petite Revue que nous avions fondée avec des amis parisiens comme lui-même en avait fondé une avec ses amis marseillais. Fragiles fondations !... Chère petite Revue de jeunesse, fatalement, indispensablement éphémère ! Elle ne vécut que le temps d’accomplir son office d’agent de liaison, que pour rapprocher, parfois pour la vie entière, des esprits et des cœurs qui, sans elle, ne se fussent peut-être jamais rejoints, jamais touchés.

Laborieusement retiré pendant les trois quarts de l’année soit dans l’appartement de la rue des Tonneliers, soit, pendant la belle saison, aux lisières de la ville, dans cette merveilleuse Campagne Saint-Jacques, aussi belle, avec ses bassins, ses étagements de terrasses et son « bois sacré » qu’une villa romaine, Edmond Jaloux, le printemps venu, apparaissait à Paris.

Pendant les cinq années qui précédèrent la première guerre, ces séjours parisiens furent, pour lui, aussi beaux que lorsqu’il se les promettait, au cours de ses interminables rêvasseries de petit provincial. Les sachant brefs, mesurés, il en enchantait en toute liberté, comme d’une fête, comme d’un festin, sans la crainte de se blaser d’eux. De vingt-cinq à trente ans, Jaloux aima la vie de société ingénument ; il l’aima jusque dans ses frivolités, ses oisivetés, ses conventions. Il était sensible en poète aux charmes, aux attraits, aux raretés du luxe, du décor. De très belles et très élégantes jeunes femmes donnaient momentanément la couleur et le mouvement de la vie aux créatures mortes ou imaginaires qu’il avait chimériquement courtisées dans le passé et dans les livres. Il savait très bien s’y prendre pour rencontrer Ninon de Lenclos dans un salon du faubourg Saint-Germain, Madeleine de Nièvres dans un jardin de Passy ; et, parfois, il attrapait au vol, sans jamais froisser ses ailes, l’une de ces ravissantes jeunes filles qu’il a tant aimées. On la retrouvait bientôt, gratifiée d’un prénom délicieux, dans la volière ouvragée d’un recueil de contes, ou dans la cage dorée d’un roman.

Ces premières années de ce sombre siècle, comme elles nous cachèrent bien, Messieurs, qu’elles étaient les dernières d’une civilisation, d’une ère terrestre ! Ceux qui ont leurs souvenirs de jeunesse dans ces années-là n’osent plus beaucoup croire qu’ils les ont véritablement vécues ; et nos cadets, les jeunes gens d’aujourd’hui, dans l’univers impitoyable où ils ont grandi, cette « belle époque », comme ils l’appellent, comment ne l’évoqueraient-ils pas railleusement, amèrement, non sans un sentiment de rancuneuse envie ? Cependant, est-il beaucoup moins amer d’avoir, dans ses vieux jours, à s’envier soi-même, si l’on se hasarde à se pencher sur le passé, du haut des chancelants balcons de la mélancolie ?

Combien de fois, tout le long de notre vie, sommes-nous retournés dans ce passé, Edmond et moi, — et jusqu’en nos suprêmes rencontres de l’an dernier — ressuscitant le souvenir d’un spectacle, d’une soirée, d’un concert ; du temps où, avec Paul Drouot, nous courions au Châtelet pour y bombarder de roses Thamar Karsavina, l’ineffable étoile des « Ballets russes » ; du temps où, avec Jean Giraudoux, nous montions à Montmartre pour y applaudir les clowns du Songe d’une Nuit d’été ; du temps où, avec Charles Du Bos, nous gagnions l’ancienne salle Pleyel — celle où avait joué Chopin lorsque Capet y interprétait Beethoven.

J’avais alors Jaloux pour voisin, dans ce Palais-Royal où il était venu loger en face de moi, de l’autre côté du vieux jardin... Mais, Messieurs, je m’en doute bien : ce n’est pas dans une harangue académique que ces heures — fussent-elles inoubliables peuvent être réanimées !

Lorsque nous quittions ensemble nos logis jumeaux, c’était très souvent dans le dessein d’aller rendre visite aux écrivains, aux poètes dont nous nous proclamions fièrement, témérairement les disciples. Ces maîtres admirables, ces maîtres vénérés, je les vois à la fois ici — chez vous, Messieurs — et chez eux : Paul Bourget rue Barbet-de-Jouy, dans un bureau tapissé de livres comme une chapelle l’est d’ex-voto ; Maurice Barrès au bord du Bois, dans le vaste studio où il méditait sous la protection des Ignudi de Michel-Ange ; René Boylesve dans le jardin — aujourd’hui détruit — de la rue des Vignes, à l’ombre des grands, beaux vieux arbres qui avaient peut-être posé pour Watteau ; Henri de Régnier enfin, dans ce salon de la rue Boissière peuplé de meubles et de bibelots tous glanés a travers Venise, pendant ces annuels séjours d’automne auxquels nous eûmes le féerique privilège, Jaloux et moi, d’être plusieurs fois associés !

Car il y eut aussi, dans ces lointaines et bienheureuses années, les voyages que nous fîmes ensemble en Italie.

L’amour de l’Italie !... Évoquerai-je, Messieurs, la pacifique légion qui, depuis plus de quatre siècles, n’a guère cessé de franchir les Alpes, non pour conquérir l’Italie, mais pour être conquise par elle ? À ses innumérables génies indigènes, l’Italie possède la prérogative d’associer les mille et mille écrivains, artistes et musiciens étrangers, qui, sans elle, ne seraient pas tout à fait ce qu’ils sont. « Le jour où je suis arrivé pour la première fois à Rome, — s’écrie Goethe — est pour moi un second jour de naissance... », et du fond de sa Russie, Nicolas Gogol répète en écho : « Ma belle Italie, personne au monde rie me séparera de toi ; tu es ma terre natale.... » Notre Stendhal délaisse Grenoble, où il a vu le jour, pour Milan, où il voudrait fermer les yeux. Y ayant vécu l’un trente-neuf ans, l’autre cinquante-neuf ans, Poussin et Claude Lorrain reposent pour jamais à Rome, comme y reposent Keats et Shelley ; et c’est à Venise que Richard Wagner a rendu le dernier soupir. Les plus belles pages, peut-être de Chateaubriand, de Lamartine, le plus beau drame d’Alfred de Musset leur furent dictés par l’Italie. D’autre part, la nostalgie de l’Italie a inspiré des poètes qui n’y allèrent jamais : il y a une Italie de Ronsard ; il y a une Italie de Shakespeare ; il y a une Rome de Corneille. Les personnages de la Commedia dell’Arte sont chez eux dans les comédies de Molière, de Marivaux ; et les voici qui gambadent ou rêvent dans les parcs de Watteau.

« … Il m’arrivait de dire à propos de rien : Mon Dieu, que j’ai bien fait d’aller en Italie !... » cette petite phrase qui, à vingt ans, chantait dans le cœur du lieutenant de dragons Henri Beyle, que de fois a-t-elle fait son refrain dans le nôtre, pendant, ces merveilleuses années ! — De son propre aveu, Edmond Jaloux passa à Venise, à Rome, à Sienne quelques-unes des heures « les plus irremplaçables » de sa vie...

Mais cette vie-là, Messieurs, l’un de vous l’a menée près de nous, avec nous... Il m’écoute, et, bientôt, vous allez l’entendre. Je n’en dirai donc pas davantage.

… Hélas!

Toutes ces choses sont passées,

Comme l’ombre et comme le vent !...

*

*   *

Le 17 septembre 1914, — c’est-à-dire immédiatement après la bataille de la Marne — je recevais d’Edmond Jaloux une lettre qui commençait ainsi : « Mon cher Jean-Louis, que faites-vous dans votre caserne, et que va-t-on faire de vous ?... Pour moi, ce que je vois ici est atroce ! Dimanche dernier, à la suite d’un arrivage de deux cents blessés, j’ai participé à douze opérations à la file. Je suis accablé de lassitude et de pitié ; et seule l’idée que autant que je le peux à sauver ces garçons si courageux me donne un peu de courage. Je vis dans un mélange de désespoir profond et de profonde sympathie humaine. Je pense que vous blâmerez le désespoir, puisque nous sommes de plus en plus victorieux ; mais le spectacle de la vie m’a toujours été pénible et douloureux, noyé dans cette marée de souffrances. Et puis, j’ai le récit des blessés pour m’affecter plus encore… Quelle race admirable ! Près d’eux, on croit plus que jamais à l’immortalité de notre pays. Depuis le début de la guerre, je n’éprouve plus qu’un besoin passionné de charité... Nous avons tous subi une métamorphose ; voici la mienne. C’est une grande école morale qu’un hôpital militaire, je vous le jure, et l’on y apprend beaucoup de choses auxquelles on ne pensait pas assez... »

Cette « école morale » où, par une cruelle élection de la Providence, Edmond Jaloux apprenait autre chose que ce que lui avaient jusqu’alors appris les livres, cet hôpital militaire occupait, à Marseille, le lycée d’où, petit garçon, il s’était si vite et si volontiers éloigné.

L’homme y passa près de deux ans, infirmier bénévole, anesthésiant des blessés à longueur de journée. On lui avait confié ce que le langage militaire, dans son candide cynisme, appelait « la Corvée de Sommeil ». Pendant deux ans, Jaloux accomplit cette « corvée ». Il posa le masque de chloroforme sur des visages crispés, défigurés par la souffrance. Il ne cessa pas d’être en communion avec la misère, avec la douleur. Pendant deux ans, humblement, presque servilement, il vécut dans l’intimité quotidienne de la mort... « Ne croyez pas que je sois déprimé — m’écrivait-il dix mois plus tard —. Je n’ai jamais douté de nous ; je suis plein d’admiration pour notre grand peuple... À l’hôpital, je suis très gai pour donner du courage à ces malheureux, si Français qu’il suffit d’une pauvre plaisanterie pour les distraire de leur mal. Mais, quand je suis seul, je suis accablé par les pensées les plus affreuses ! Il y a des heures où je porte moralement le poids des blessés comme je porte physiquement le poids de leur corps... Et, toujours survient l’obsédante question : « Pourquoi?... Pourquoi ?... » Quelle est la réponse que les puissances suprêmes peuvent donner à notre angoissante interrogation ?... »

Et la lettre s’achève ainsi « … Je pense souvent aux heures d’autrefois, quand nous arrangions idéalement nos existences futures. Je me représentais la mienne comme une fête de Watteau, comme une comédie de Shakespeare... Et voilà ce que je fais, voilà ce que je vois ! Et ce n’est rien auprès de ce que font, de ce que voient les autres ! Aussi, j’aime Shakespeare et Watteau plus que jamais et plus que tout !... »

De cette tragique école, Edmond Jaloux ne devait pas sortir « métamorphosé ». Il continua à croire que rien n’est plus beau, plus sage que de « songer sa vie » ; mais ses songes seront dorénavant saturés d’expérience humaine et cette saturation indélébile donnera, aux livres qu’il écrira désormais, une substance et un poids que ses livres antérieurs ne possédaient pas.

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De sa vingtième à sa quarantième année, Edmond Jaloux avait publié huit à dix romans ou recueils de contes. Après la guerre, en trente ans, il en publiera près de quarante (d’autres sont écrits, mais non édités, ils appartiennent hélas ! à son œuvre posthume).

Ce monde de livres, fruit d’une féconde maturité, est un monde très touffu, très composite. Pour définir, sommairement et familièrement, mais sans aucun esprit d’irrévérence, les romans d’Edmond Jaloux, m’enhardirai-je, Messieurs, à vous confier que nous les appelions parfois, entre nous, des « pots-pourris » ? Cette appellation saugrenue, dont je fus, je crois bien, l’inventeur, Edmond l’avait adopté, somme toute, en très bonne part, car nous eûmes jadis tous deux, pour ces savants et raffinés mélanges de fleurs et d’herbes sèches, d’écorces aromatique et de poudres d’épices — fort en vogue au XVIIIe siècle — un goût frivole, assurément : mais nous en enchantions à la fois notre odorat et notre imagination. Oui : nous étions très sensibles à la poésie des « pots-pourris » ! La nostalgique fragrance qu’ils exhalent ressuscitait en nous les temps passés et les saisons mortes, la beauté enfuie des-femmes et la beauté fanée des jardins, les boudoirs des Liaisons Dangereuses et les parterres de la Cité des Eaux...

« Ravis aux vieillesses des roses », ces mélanges dont la vie végétale survit par la couleur et par le parfum ne sont-ils pas sans ressembler, Messieurs — sur un tout autre plan — aux mélanges qui entrent dans la composition d’un roman, genre qui tolère les libres collaborations, les intimes alliances de l’observation et de l’invention, de l’hypothèse et de l’expérience, de l’intuition et du souvenir, du sensible et du spirituel, — du rêve et de la réalité ?...

Tous ces éléments de la création romanesque — et bien d’autres encore ! — on les trouve rapprochés ou confondus dans les romans d’Edmond Jaloux ; les uns aussitôt discernables, et conférant objectivement à l’œuvre son pouvoir majeur de conviction, sa vertu essentielle de crédibilité ; les autres laissant apercevoir l’auteur, tantôt irrésolument, pour ainsi dire en filigrane, tantôt aussi visible et présent que ce « donateur » qui, agenouillé un peu de côté mais au premier plan de certains tableaux anciens, est souvent une représentation de l’artiste lui-même.

Par ses lectures, par ses méditations, par ses travaux, Jaloux possédait de l’art et de la technique du roman, une connaissance approfondie. Elle lui permit de varier presque indéfiniment le tissu, la construction, le registre de ses ouvrages. Elle lui permit aussi de prendre avec les lois du genre des libertés de plus en plus grandes ; si grandes, parfois, que l’intrigue du livre se trouve n’être plus qu’un fil conducteur, ou bien cette carcasse de bois et de laiton, indispensable au sculpteur pour donner forme et support à la figure qu’il modèle, mais qui n’est qu’un squelette insoupçonnable, la figure achevée.

Quant aux sujets et aux personnages de ses romans — la chose est remarquable chez ce rêveur invétéré de la vie antérieure — Jaloux les a toujours demandés à son temps ou reçus de lui. Pas un de ses livres qui soit une restauration, une réincarnation du passé. La tentation de s’évader de ce qui est dans ce qui fut — qui fit écrire Mademoiselle de Maupin à Théophile Gautier et Salammbô à Gustave Flaubert — Jaloux n’eut pas à s’y soustraire. Son imagination romanesque se nourrissait, par tempérament, du spectacle de la vie contemporaine. Observateur lucide et contemplateur patient, il est confirmé par ce spectacle dans son pessimisme originel ; mais ce pessimisme demeure indemne de misanthropie. Aux lois fatidiques qui gouvernent cruellement les destinées mortelles, il oppose un stoïcisme apitoyé. Il ne conserve aucune illusion sur les chances de bonheur que la vie promet à ces hommes à jamais insatisfaits, à ces femmes à jamais chimériques ; toutefois, il les assiste fraternellement dans leurs tentatives passionnées. Et, au dénouement, c’est le cœur gros qu’il leur inflige échecs, renoncements, enlisements, défaites. Désabusé mais non désespéré, il se refuse à la révolte et s’efforce à l’amour.

Cet amour est fait à la fois de clairvoyance et de charité, de curiosité et de tendresse. Dans maints de ses romans — et ce sont ceux dont la facture est sans doute la plus personnelle —, Edmond Jaloux confie volontiers le récit à un personnage non étranger à l’action, mais qui n’y participe que par effleurements, par investigations. Le plus souvent, il s’agit soit d’un fidèle ami du héros, soit d’un amoureux sans espoir de l’héroïne (ou les deux ensemble), à demi confident, à demi témoin, et auquel Jaloux délègue sa propre intelligence, ses dons d’intuition, ses exceptionnelles facultés affectives et émotives. Grâce à la complicité toute acquise de ce chargé de pouvoirs, l’auteur demeure spirituellement et sentimentalement maître, de ses créatures, quoique paraissant, pour le lecteur, sans responsabilité, et hors du jeu.

Il arrive aussi que le romancier ne se soucie plus « de couper — selon l’expression de Taine — le cordon ombilical »; ni même de feindre qu’il l’a coupé. Parmi ses derniers ouvrages, plusieurs sont des miroirs magiques, des écrans ensorcelés, où « tout ce qui est visible n’est vrai qu’en fonction de l’invisible ». Les êtres humains, les objets inanimés, les lieux mêmes s’y dématérialisent en visions, en mirages, en songes. L’œuvre dépend alors du seul bon plaisir du magicien, lequel, comme le Protée de la Fable — ce Protée qui a inspiré à Jaloux l’un de ses plus beaux contes — est doué du pouvoir de se métamorphoser lui-même. Tantôt il se substitue, ou s’identifie aux acteurs du drame, tantôt il se fait esprit, génie, et ne se laisse plus deviner qu’en transparence, dans la beauté des paysages, dans la singularité des décors, dans les sortilèges et les incantations d’une poésie en quelque sorte atmosphérique. Puis, tout à coup, il réapparaît, il émerge doucement de ces nappes ondoyantes et irisées, et, sans masque ni travestissement, prend un instant la parole pour son compte, c’est-à-dire pour le compte de l’auteur : le voici psychologue, moraliste, clinicien, anatomiste, et exposant en formules lapidaires, d’une portée et d’une signification générales, toute une philosophie, toute une idéologie de la vie.

Ces livres si riches de suc et de substance, de pénétration et d’expérience sont présentement, Messieurs, il faut bien le dire, des livres à peu près inexplorés. Des trésors sont cachés dedans. Il se peut que la postérité — elle n’aime guère accueillir avec trop d’excédents de bagages les voyageurs qui lui viennent du passé — retienne avant tout, de ces cinquante romans, ces fragments infiniment précieux et infiniment variés : ces remarques, ces méditations, ces « gouttes de lumière ». Elle en composera un recueil non indigne de briguer sa place, dans les bibliothèques de l’avenir — quoi qu’il arrive elles ne disparaîtront pas toutes — sur le rayon où logent nos grands moralistes ; pas loin de Joubert et de Vauvenargues et entre ces deux tout petits livres, comme inoculés de vérité et de poésie, que notre temps lègue aussi à l’avenir : le Donc d’Henri de Régnier et les Rhumbs de Paul Valéry.

Quant à la situation prépondérante que, par son œuvre et son action de critique, Edmond Jaloux occupe dans l’histoire littéraire de notre temps, ses chances de durée sont hors de question.

Quel dommage, Messieurs, que le mot « critique » et le mot « censeur » soient désormais presque synonymes et que le fait de critiquer un livre implique toujours plus ou moins une idée de blâme, de réprobation. La Bruyère assure que « le plaisir de la critique nous ôte celui d’être vivement touché de fort belles choses... » Or, c’était avant tout ce plaisir d’être touché par les « fort belles choses » que Jaloux poursuivait, revendiquait. Pourrions-nous l’imaginer la férule au poing ? « Le critique — disait-il — n’est pas un fossoyeur, mais un embaumeur ». Pendant les quinze années où il rédigea chaque semaine un feuilleton littéraire, a-t-il jamais pris la peine « d’éreinter » — passez-moi le mot — une mauvaise œuvre ou un plat écrivain ? D’où il ne s’ensuit point que, par indulgence ou par complaisance, il louât ce qui ne le méritait pas. Sa foi en son art était si chaleureuse, si fervente qu’il lui eût été impossible d’ouvrir — que dis-je : de recevoir, de toucher — un livre nouveau sans ressentir une légère fièvre d’impatience, sans céder à un naïf élan d’espérance. S’il fallait renoncer à l’espoir, Jaloux en concevait un sincère chagrin; mais l’idée ne lui fut point venue de prolonger sa déception en parlant d’une œuvre sans intérêt ou sans vertu. En revanche, quelle joie pour lui s’il décelait, chez un débutant, chez un inconnu, les promesses du talent, les indices de l’originalité, le don d’éveiller l’écho ! Il éprouvait alors une véritable ivresse; et le jour du feuilleton, devenait un jour de fête ! De combien d’écrivains, aujourd’hui renommés, fut-il le premier à parler — et à bien parler ? Tous ne l’ont pas toujours ou tout à fait oublié.

Jamais Jaloux n’a résisté au « noble plaisir de la louange ». Ce littérateur aimait la littérature des autres. C’est par l’amour qu’il a servi les lettres de son temps.

Il lisait, il sentait, il jugeait en créateur ; et il arrivait parfois que l’admiration, l’enthousiasme du critique, enrichît, fécondât les ouvrages du romancier. Les romans qu’il écrivit, par exemple, aux époques où il découvrit Henry James, ou Jean Giraudoux, ou Rainer Maria Rilke, ne seraient pas tout à fait ce qu’ils sont sans ces découvertes : on y subodore le passage, le sillage d’un parfum nouveau, demain évaporé ou résorbé. En lui, le romancier et le critique communiaient « De même — a-t-il écrit — que les romanciers se font parfois les critiques de la vie humaine, les critiques se font parfois les romanciers de la pensée d’autrui... »

Plus qu’à la valeur plastique et esthétique d’une œuvre, il était sensible à sa valeur humaine. Il subordonnait la forme au sentiment ; il voulait qu’elle incarnât l’émotion. La qualité du style ne le touchait que si elle s’alliait à la qualité de l’âme. Peu lui importait que cette œuvre fût écrite dans notre langage ou dans un langage, étranger si elle lui révélait en profondeur les secrets « bouleversants » (il aimait pouvoir employer ce mot) d’un cœur et d’un esprit.

Des sept volumes où il a rassemblé une toute petite partie de ses généreux feuilletons, trois ne sont faits que d’études sur des romanciers et des poètes anglais ou allemands, russes ou scandinaves. Alors que maints écrivains nordiques sont irrésistiblement aimantés par le Sud et, avec la Mignon de Goethe, invoquent comme une terre promise « le pays où fleurit l’oranger », le méditerranéen Jaloux, par réversibilité, eut toute sa vie la nostalgie du Septentrion. « La Thulé des brumes » était son paradis perdu.

Toute sa vie, il s’est penché sur les milliers d’images que lui apportaient des pays hyperboréens, à travers l’espace et le temps, les écrivains d’autrefois et d’aujourd’hui. Il les avait tous lus et relus, des plus fameux aux plus oubliés ; et ceux qui n’étaient pas traduits, il se les faisait traduire. Il était entré dans la double intimité de leur œuvre et de leur vie. Pourvu qu’il s’y agît d’eux, il ingurgitait les thèses les plus compactes, les plus indigestes. Le monde de Jean-Paul Richter lui était aussi familier que le monde de Balzac ; celui de Tchekov que celui de Marcel Proust. Il hébergeait dans sa mémoire sentimentale un sérail imaginaire où revivaient les héroïnes de George Eliot et de Dostoïewsky, de Tourgueniev et de Jacobsen, et où les femmes qu’avait aimées Goethe, qu’avait aimées Byron, qu’avait aimées Henri Heine continuaient de vivre. Y étaient aussi accueillies, à peine venues au monde, les sensitives créatures du roman anglais contemporain. Elles retrouvaient là leurs souveraines aînées, radieuses d’une éternelle jeunesse, les favorites inamovibles : Imogène et Miranda, Cordélia, Rosalinde, les bien-aimées jeunes filles de Shakespeare.

Certes, jamais Jaloux ne se détacha ni par le cœur ni par les sens de sa Provence natale ; mais s’il fut toujours fidèle au berceau de son sang, il le fut également toujours au berceau de ses songes. Et c’est pourquoi, peut-être, vers le milieu de son existence, il choisit de vivre, chaque année, quelques mois à Lausanne, au bord du lac que nourrit, à travers l’Europe, le fleuve qui unit le Nord au Midi et ces deux berceaux l’un à l’autre.

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Messieurs, tous ces romans, tous ces travaux de critique sont loin de contenir l’œuvre d’Edmond Jaloux. Pour envisager cette œuvre dans sa totalité, il faudrait y adjoindre, outre les romans non publiés, achevés ou non, que je signalais tout à l’heure, des centaines de nouvelles et de contes épars dans les journaux et dans les revues, des centaines aussi de chroniques, des préfaces ; des essais divers ; maints cahiers de « memoranda », et, enfin, les innombrables lettres que reçurent de lui ses amis ; non pas de courts billets griffonnés à la hâte, mais de longues, copieuses missives, comme on en rédigeait jadis, lorsque, si l’on était séparé d’un être aimé, seul le lien épistolaire vous rattachait à lui... Ainsi, loin d’elle, adressait-il à sa mère, tant qu’elle fut de ce monde, une lettre quotidienne.

Or, à Paris, l’on voyait notre ami toujours disponible; paraissant avoir toujours son temps à perdre, son temps à donner. Il esquivait peu les plaisirs du monde, sachant pourtant fort bien les sélectionner, mais leur préférant les longs tête à tête de la conversation en compagnie de partenaires, très souvent féminins, ceux-ci élus à vie par les fidélités du cœur, ceux-là temporairement accueillis on recherchés par les curiosités de l’esprit. D’autre part, il avait, en bon Provençal, le goût, le don de la flânerie paresseuse et s’amusait des menus divertissements qu’offre le spectacle de la vie de tous les jours ; il les dégustait lentement, soigneusement, malicieusement. Étant gourmand et connaisseur, il appréciait les longs et bons repas et ne refusait point les « invitations au voyage » embusquées dans certains bars, dans certaines bodegas. Il aimait beaucoup aussi rôder de boutique en boutique, chez les libraires, chez les fleuristes, chez les antiquaires. Il avait des amis marchands de cannes, marchands de verre filé, marchands de chinoiseries. Sa passion sensualiste pour les objets était presque aussi despotique que sa passion sentimentale pour les animaux. Je suis sûr qu’il serait content que je nomme ici Altaïr, son grand lévrier noir. Pendant plusieurs années, il eut, chez un dompteur, des rendez-vous avec Dinah, lionne adolescente. Il la prenait tendrement dans ses bras, et de sa voix douce et modulée, aux inflexions parfois presque enfantines — cette voix (je voudrais le dire en passant) qui apprivoisait, charmait si vite les enfants, — il lui-faisait des déclarations très bien accueillies, jusqu’au jour, cependant, où Dinah eut des petits. Dès lors, la belle fauve ne reconnut plus Edmond et, sans y mettre de formes, refusa qu’il l’approchât. Il en fut longtemps malheureux.

Si facilement distrait et retenu par « le plaisir toujours renouvelé d’une occupation inutile », quand donc cet homme de lettres exerçait-il soit métier ? Du moins à sa table et la plume aux doigts, car il considéra toujours comme données à un travail professionnel prépondérant ces heures dont l’oisiveté était, selon lui, toute apparente elles ensemençaient son imagination ; elles la fertilisaient.

Un beau matin : « Je pars — disait-il — il faut que je me repose de ne rien faire ; je vais aller écrire un ou deux romans... » Et il disparaissait ; il plongeait. Il se retirait du monde, enfermé pour plusieurs mois loin de Paris, d’abord dans sa retraite de la Campagne Saint-Jacques ; puis, en 1924, lorsqu’il s’éloigna de Marseille, dans sa retraite suisse, au bord du lac Léman.

Ici ou là, tout en accomplissant sa tâche de critique, il menait de front ses deux romans, les interrompant pour en achever un troisième, ou pour écrire un conte, puis regagnait Paris, manuscrits en poche, comme un cultivateur quitte sa ferme et gagne le bourg voisin, pour y écouler, au marché, les fruits de la saison.

Ces retraites lui tirent toujours, corps et âme, indispensables. Il s’y sentait très bien protégé, très bien défendu. Ici par sa mère, là par sa femme ; l’une et l’autre incomparablement dévouées, attentives, précautionneuses. J’ai dit ce que la première avait été pour son fils. Quant à la seconde... Mais elle ne me le pardonnerait pas, si je m’enhardissais à parler d’elle davantage.

La Campagne Saint-Jacques — où il écrivit quelques-uns de ses plus beaux livres, de Fumées dans la Campagne aux Profondeurs de la Mer — lui fut sans doute, de tous les lieux d’ici-bas, le plus intimement cher. Je voudrais aujourd’hui, Messieurs, y retourner un instant, en mémoire de lui, et avec lui. — S’il vous plaît, écoutons-le : « Ces terrasses, ces escaliers, ces bassins, ces statues, cette allée de cèdres aux branches tombantes, cette orangerie, presque irrespirable le printemps venu, je n’ai jamais cessé de les porter en moi. Les plus grands événements de ma vie, les plus heureux comme les plus douloureux, se sont déroulés dans leur cadre. Je les aime comme des choses humaines... Songeant à eux, je vois une journée de septembre, si pure qu’on a peur qu’elle ne se fêle, comme un cristal à un bruit trop fort ; le bosquet se dore lentement, comme la tranche d’un livre ; l’or ne pénètre pas encore entre les feuilles. Soudain, l’une d’elles tombe, c’est la première de l’année qui cède. Elle a honte de cette mort inopinée ; elle descend vite, vite se cacher au pied des arbres. Mais elle a quand, même joué son rôle prophétique ; elle a rappelé la loi fatidique; annoncé le cruel déclin... Tout paraît fragile, menacé, plus beau encore, insaisissable. Mais aucune parole humaine ne saurait rendre cette beauté... »

Plus tard, Edmond Jaloux devait s’attacher profondément à sa seconde retraite. Comme Sainte-Beuve un siècle plus tôt, il aima chèrement Lausanne. Il était lui-même très aimé dans tout ce pays romand, deux fois mitoyen du nôtre et qui, littérairement, est une province française.

À l’orient de la ville, sa maison, au bas d’une grande pente de vignobles, n’était séparée du lac que par un chemin peu fréquenté. L’eau brillante semblait palpiter dans les branches mêmes des arbres du jardin, sous le ciel immense vers lequel les hautes cimes savoyardes, sur l’autre rive, élevaient leurs solennels étagements.

Ce fut devant ce noble décor de nature, tour à tour lyrique et élégiaque, exaltant et apaisant, que Jaloux conçut ses derniers ouvrages. Ils ont pour nous, désormais, une valeur de testament.

Deux d’entre eux sont des adieux : un adieu à Shakespeare, par le truchement du peintre visionnaire Fuseli, un adieu à Edgar Poe, l’initiateur des années de jeunesse. C’est aussi à Lutry qu’il donna une forme définitive à sa filiale, à sa fraternelle Vie de Gœthe et qu’il entreprit sa monumentale Introduction à l’Histoire de la Littérature française, qui devait comporter sept tomes, et dont deux seulement, hélas, existent ; à Lutry encore que, sous le titre Essences, il rassembla un choix de confidences, de maximes, de pensées, et ce recueil, aujourd’hui presque inconnu, sera, demain, l’immortel reliquaire d’un grand esprit et d’une grande âme ; à Lutry enfin que naquit en lui l’idée d’écrire un ouvrage d’imagination, libre de toute règle, de toute tutelle, une vaste féerie psychique, se déroulant entièrement dans l’univers des songes. Non point les songes du rêveur éveillé, mais les songes du sommeil ; non point ceux que le poète sollicite ou provoque, mais ceux qu’il subit.

L’élection d’un pareil sujet révèle, chez Edmond Jaloux, à ce moment de sa vie, un irrésistible instinct, un impérieux besoin de fuite. La sombre réalité présente l’offensait, l’outrageait. Il se sentait étranger à son temps. Il ne le supportait plus. Il se refusait à sa barbarie, à sa cruauté, à sa démence. Pourtant, il ne fut pas question pour lui de révolte, ni de renoncement, d’abdication. Il en doutait moins que jamais : « La mission de l’œuvre d’art est de racheter le réel. » C’est à ce rachat que de toute son espérance, de toute sa foi, il se voua en écrivant cette Pêche aux flambeaux, dont nous ne connaissons que quelques épisodes et qui, peut-être, eut été son chef-d’œuvre.

Par ce livre, Edmond Jaloux, Messieurs, sans nous l’avouer, sans peut-être se l’avouer à lui-même, se préparait à nous quitter. Il avait entendu le silencieux, l’intransigeant appel de l’inconnu, de l’invisible, et, silencieusement aussi, il lui répondait.

On le revit à Paris, soit ici-même, où votre affectueuse estime l’accueillait, soit dans son petit logis, près de l’Observatoire, qui lui avait été trop longtemps indignement ravi. La dernière image que nous conservons de lui le montre enveloppé et comme nimbé de sagesse, sereinement et courageusement souriant, non point détaché, mais toujours, au contraire, passionnément attaché « à découvrir les traits de la beauté éternelle sur le visage confus du monde. »

Toujours aimant et toujours fidèle, il se sépara de ses amis comme s’il devait les revoir le lendemain.

Quelques mois plus tard, il disparut, sans prévenir, sans alarmer ; et, pas autrement que lorsqu’il s’éloignait pour aller faire retraite, il entra, d’une minute à l’autre, le doigt sur les lèvres, dans le repos éternel.

« Le reste est silence… »